Il y a quelques années, dans l’univers des entreprises, seule comptait la performance. Cette performance rimait avec le grossissement de leur activité assortie d’un minimum de rentabilité même si celle-ci ne progressait pas autant ou peu. Les contraintes étaient moindres, il y avait surtout celles liées à la concurrence et aux réglementations. La majorité des acteurs n’avaient pas de véritable perception des limites physiques, les business plans devaient présenter des courbes d’activité croissante le plus régulièrement possible et reposaient sur un accès aux ressources, en particulier matérielles, qu'on voulait croire illimitées.
Ce n'est plus vrai à cause de facteurs macro-économiques, politiques, sociétaux et surtout climatiques, qui impactent aussi les PME de façon non plus conjoncturelle mais structurelle. Leur développement habituel par la croissance forcenée du Chiffre d’Affaires ne permet pas de s’affranchir de ces facteurs externes, bien au contraire. Car les renversements de marchés et les crises engendrent alors des chutes plus violentes. Il faut désormais savoir gérer des concepts flous, la plupart étaient considérés auparavant hors cadre de l’entreprise, et ce dans un avenir incertain qui n’est plus du tout une continuité ou une répétition du passé.
Cette prise de conscience se traduit parfois par le débarquement de plans RSE. Les grands groupes et les ETI n’ont plus le choix et se doivent désormais de présenter un rapport extra-financier annuel et en « même temps » présenter des perspectives de profit en hausse. Leur exemple est-il à suivre ? La croissance tissée d’intentions louables, parfois appelée « croissance verte » est-elle la voie à suivre ?
Il convient d’y regarder de plus près et pour cela prenons deux exemples récents où la croissance bat des records.
D’abord celui de « Stanley 1913 », entreprise US centenaire spécialiste des contenants alimentaires et gourdes en métal destinés aux travailleurs pour emmener leur repas chaud sur leur lieu de travail. Ces produits sont robustes et durables, ils sont une parfaite alternative aux emballages à usage unique et incitent aussi à consommer des produits préparés maison plutôt que transformés, de plus leur fabrication fait appel à une forte proportion de matériaux recyclés. Le portrait parfait d’une entreprise à impact aux nombreuses vertus. L’un de leur modèle le « Quencher », petit thermos à poignée adapté aux porte-gobelets des voitures figurait au catalogue depuis quelques années sans se démarquer particulièrement. Et en 2019, le marketing des réseaux a débarqué, des influenceuses ont collaboré avec l’entreprise en mettant en avant ses nombreux atouts positifs pour la planète.
Un phénomène « Quencher » grand public a alors démarré, nourrit par une déclinaison de plus de 100 variantes de décoration qui n’auraient eu aucun écho pour les travailleurs. Le succès est fulgurant, des éditions limitées engendrent même des queues devant les boutiques au moment de leur sortie, tel le modèle Saint-Valentin. L’entreprise a ainsi vu passer ses ventes de 70 M$ en 2019 à 750 M$ en 2023 et leurs usines de production se développer en Chine et au Brésil. L’objet utile étant devenu désormais celui de tous les désirs de collectionneurs et collectionneuses qui peuvent en posséder plusieurs dizaines chacun pour être au sommet de la « branchitude ». Cette croissance née de la RSE, ou presque, a-t-elle finalement une limite ? Est-elle écologique ?
Par ailleurs, le cas de Nexans mérite aussi toute notre attention. Là encore une entreprise centenaire, française et cotée, spécialiste des câbles électriques et acteur majeur de l’électrification et de la transformation énergétique. Depuis bientôt 5 ans elle a radicalement changé de modèle de développement en faisant de la sobriété un moteur de performance. Elle accroit sa rentabilité sans croissance en décloisonnant l’économie, l’environnement et l’engagement, la RSE étant devenu un socle stratégique. C’est ainsi qu’elle ne sert plus le secteur Oil & Gas, c’est un choix éthique en cohérence avec son engagement RSE, les clients trop éloignés de leurs usines sont soit adressés à d’autres usines du groupe soit renvoyés vers les concurrents pour diminuer l’impact logistique. Ils consomment encore beaucoup de cuivre et en récupèrent désormais de grosses quantités.
L’innovation produit avec l’IoT entre autres les amènent doucement vers des propositions de valeurs et de services nécessaires à l’électrification plutôt que la fourniture systématique de km de câbles. Le commerce proposant alors aux clients des valeurs utiles et bénéfiques à leur propre activité. Le management des hommes change lui aussi avec des expérimentations de multiples formes de délégation et de fonctionnement selon les cultures et la maturité de chaque site. L’évolution des compétences, la diversité et l’inclusion étant au cœur de leur modèle de développement. Une fondation enfin soutient des actions en faveur de l'accès à l'énergie pour les populations défavorisées à travers le monde. C’est là une autre forme de croissance, celle des valeurs clients et du bien commun. Le corolaire étant une très bonne rentabilité économique avec 10% d’EBITDA. Mais cette rentabilité pourra-t-elle être toujours satisfaisante pour les actionnaires ?
On voit bien au travers de ces deux exemples qu’il y a de grandes nuances dans le concept de croissance et des finalités qu’elle sert. Il y a aussi de grandes différences dans l’éventail de valeurs qui les fondent. Néanmoins, quel que soit leur domaine d’activité ou leur taille, les entreprises qui produisent et transforment des matières ou bien mettent sur le marché des marchandises sans les produire elles-mêmes, ne peuvent pas facilement passer d’une économie extractive à une économie régénérative. En tout cas, elles peuvent au moins s’interroger sur l’influence de leurs offres sur la demande. Il en est de même pour les entreprises fournissant des services, car ceux-ci servent les finalités de leurs clients qu’ils ne peuvent ignorer pour bien les adresser.
Au-delà de ces interrogations fondamentales, le développement de l’entreprise vise à minima à en assurer sa résilience et sa survie. Cela passe aussi par la soutenabilité pour l’écosystème dont elle dépend nécessairement.
Et pour permettre à une entreprise d’être plus efficace, robuste et résiliente tout en demeurant vertueuse tant d’un point de vue sociétal qu’environnemental et ainsi progresser sur la voie des valeurs fournies à ses parties prenantes, il y a de nombreuses pistes qui permettent de découpler la course au Chiffre d’Affaires de la création de valeurs durables.
Un premier niveau consiste simplement à optimiser l’existant, sans remise en cause du modèle, juste en utilisant les ressources disponibles autrement. Car Pareto a toujours raison et dans une PME ce sont en général 20% des ressources (humaines, matérielles...) qui produisent 80% du résultat. Il est ici question de multiples petits gisements de progrès qu’on détecte avec des opérations du type 5S, MUDA, etc. Cela réside aussi dans des évolutions de processus en mettant en place des méthodes plus mobilisatrice des savoir-faire et de l’intelligence collective, par l’agilité dans les processus de création, le Lean dans ceux de production. Mieux mobiliser le temps homme sans l’asservir à la machine, en privilégiant les cerveaux d’œuvre. Même le commercial n’y échappe pas, car là encore la méthode permet de ne pas s’épuiser tout en générant des clients satisfaits.
Le deuxième niveau nécessite de révéler des valeurs latentes, il y a là de possibles débuts de changement de modèle. On va ici s’intéresser au capital immatériel, il est humain, structurel, relationnel et ne figure pas au bilan comptable. Le mettre en lumière et le solliciter est un réel levier de compétitivité. C’est souvent le prolongement des méthodes de fonctionnement enclenchées au premier niveau (agilité, lean, délégation élargie), cela instaure de la récurrence dans la création de valeur et préfigure des changements d’organisation.
Il y a aussi à ce niveau-là le cas des actifs dormants. Ce sont des équipements industriels sous-utilisés, des immobilisations amorties mais intactes, des marques oubliées, des savoir-faire inexploités, des locaux ou du foncier artificialisé mais inutilisés. En réactivant l’usage de ces actifs dormants, de façon directe ou bien en les mettant à disposition de tiers moyennant de nouveaux échanges, va permettre de produire de nouvelles valeurs ou les compléter. Enfin le positionnement de l’entreprise dans la chaine de valeur peut parfois monter d’un cran avec des offres de service pertinentes et génératrices de valeurs pour les autres acteurs et l’entreprise tel le cas de Nexans abordé plus haut.
Le troisième niveau implique un véritable changement de paradigme. Le repositionnement dans la chaine de valeur est poussé bien plus loin, il est nourri pas l’innovation qui n’est pas uniquement technique, car elle peut aussi être économique et sociale. Elle est structurée en conjuguant capital matériel et immatériel. La coopération prolonge la fonctionnalité, la diversification peut s’y inviter, l’élargissement (de marché) aussi mais doit s’apprécier avec prudence et dans le respect des valeurs fondatrices, contrairement à ce qu’a fait Stanley 1913 sans doute. L’organisation de l’entreprise change et sa culture évolue pour engendrer de nouvelles valeurs durables.